Les incohérences de nos sociétés
La question de l’âge auquel on cesse d’être un enfant divise les sociétés. Aux États-Unis, le jeune de 18 ans peut voter, acheter une arme, s’endetter pour des études, mais pas acheter d’alcool. Au Japon, la majorité n’était atteinte qu’à 19 ans jusqu’à récemment, mais le consentement sexuel est possible dès 13 ans. En Corée du Sud, il fallait attendre 19 ans pour voter jusqu’en 2020, mais on peut se marier à 18 ans.
Nos positions individuelles sont tout aussi contradictoires. Quand ma mère refuse que je paye au restaurant, je me sens infantilisé. Pourtant, découvrir que des collègues sont nés au XXIe siècle ranime ma jeunesse. Et croiser les cadets d’amis éveille mon envie de les considérer comme des enfants turbulents, même brillants. Ces ambiguïtés expliquent les difficultés à fixer légalement le début de l’âge adulte.
Des repères culturels mouvants
Les normes culturelles évoluent. Dans les années 1980, le tabloïd The Sun publiait régulièrement des mannequins de 16 ans seins nus. Aujourd’hui, il accuse un présentateur de 61 ans d’avoir flirté avec des jeunes de 17 et 23 ans. Certes hypocrite, ce revirement traduit un changement sociétal.
En réalité, nous voulons plus de liberté pour nous et plus de protection pour nos proches. En tant qu’adultes responsables, cet écart peut nous opposer aux plus jeunes.
Le recul de l’âge adulte
Paradoxalement, les évolutions technologiques et culturelles retardent l’entrée dans l’âge adulte. Les études supérieures s’allongent, en réponse aux exigences du marché du travail. Les universités doivent concilier recherche académique et surveillance parentale. Rien n’indique que l’intelligence artificielle inversera cette tendance.
Les parents peuvent aussi plus facilement suivre leurs enfants grâce aux smartphones. Cette protection a des avantages mais prolonge l’enfance. La démographie joue également : les défenseurs de l’autonomie juvénile sont souvent jeunes, quand les tenants de la protection sont leurs parents, de plus en plus nombreux dans nos démocraties vieillissantes.
L’incohérence de nos positions
Beaucoup d’entre nous sommes incohérents. J’ai récemment déjeuné avec un ami qui critiquait le manque d’autonomie de ses stagiaires. Pourtant, il m’a ensuite demandé de recommander son neveu adolescent pour un stage, parfaitement capable de postuler seul.
Nous voulons protéger les jeunes proches, tout en déplorant cette tendance chez les autres. Soyons honnêtes: nous préférons réserver l’école de la vie aux enfants des autres.
L’allongement des études
L’allongement des études est une des causes du recul de l’âge adulte. En France, le nombre d’étudiants a plus que doublé en 50 ans. En 2019, 2,9 millions de jeunes étaient inscrits dans l’enseignement supérieur. Cette massification répond aux exigences du marché du travail, de plus en plus qualifié. Elle s’accompagne d’un allongement de la durée des études. Le nombre de doctorants a été multiplié par 9 depuis 1980.
Cet allongement correspond aussi à une quête d’épanouissement personnel chez les jeunes, qui ne se contentent plus d’un diplôme professionnalisant. Ils explorent différentes filières avant de se décider. Résultat : en France, l’âge moyen d’obtention du premier diplôme est passé de 21,9 ans en 1980 à 23,5 ans en 2015.
Une entrée dans la vie active retardée
Conséquence logique, l’entrée dans la vie active est de plus en plus tardive. En France, l’âge médian au premier emploi est passé de 21,4 ans en 1980 à 22,6 ans en 2015. Même constat chez nos voisins européens. En Allemagne par exemple, l’âge d’accès au premier emploi est passé de 19 ans en 1980 à 21 ans en 2015.
Ces évolutions posent plusieurs défis. D’abord, le financement des études supérieures, de plus en plus longues. Ensuite, l’accompagnement de jeunes adultes étudiants vers l’autonomie. Enfin, l’intégration des diplômés sur le marché du travail. Autant de questions auxquelles nos sociétés doivent répondre.
Une autonomie retardée
L’allongement de la période des études s’accompagne d’un retard à l’autonomie des jeunes adultes. En France, l’âge de décohabitation est passé de 21,7 ans en 1968 à 23,6 ans en 2011. La généralisation des études supérieures et leur coût croissant expliquent ce phénomène.
Vivre plus longtemps chez ses parents permet de réduire les dépenses de logement et de se consacrer aux études. Ce phénomène concerne toutes les catégories sociales. Même constat en Europe, où l’âge médian de départ du foyer familial est passé de 21 ans en 1980 à 26 ans aujourd’hui.
Cette prolongation de la dépendance financière infantilise les jeunes adultes. Certains sociologues évoquent une « chrysalisation », entre enfance et âge adulte. D’autres dénoncent l’émergence d’une nouvelle classe d’âge, les « kidults », adultes encore dépendants de leurs parents.
Une maturité psychologique retardée ?
Certains psychanalystes estiment que l’allongement de la période des études retarde aussi la maturité psychologique des jeunes. Ils resteraient plus longtemps dans l’insouciance adolescente, protégés des contraintes de l’âge adulte.
D’autres nuancent ce constat. Les études favoriseraient au contraire la réflexion personnelle et l’affirmation de soi. Elles stimuleraient l’esprit critique et renforceraient l’estime de soi. Bref, elles participeraient à la construction identitaire du jeune adulte.
Qu’en penser ? Disons que l’allongement des études repousse certains aspects de la maturité, comme l’autonomie financière et la fondation d’une famille. Mais il peut accélérer d’autres dimensions, comme la maturité intellectuelle et le développement personnel. L’âge adulte devient plus progressif.
Des parents surprotecteurs
Les parents d’aujourd’hui ont tendance à davantage protéger leurs enfants. Le développement des nouvelles technologies (smartphones, géolocalisation, etc.) leur permet de garder un oeil constant sur leur progéniture. Certains parents suivent même les résultats scolaires et les fréquentations de leurs enfants adulte via des applications dédiées.
Cette surprotection infantilise les jeunes et freine leur autonomisation. Certains psychologues évoquent un « parenting helicopter », se référant aux parents survolant en permanence la vie de leurs enfants. D’autres dénoncent l’émergence d’enfants « ROI » (Return On Investment), sur lesquels les parents projettent leurs ambitions.
Pourtant, l’autonomie durant l’adolescence participe à la construction de l’individu. En le privant d’expériences formatrices, la surprotection parentale peut paradoxalement fragiliser les jeunes et retarder leur maturité affective. Un juste équilibre doit être trouvé.
Une transition à organiser
L’allongement de la jeunesse questionne le fonctionnement de nos sociétés, organisées autour d’un passage brutal de l’enfance à l’âge adulte. Nos institutions doivent s’adapter pour mieux accompagner cette transition.
Sur le plan légal, certains proposent d’instaurer un « statut intermédiaire » entre 16 et 25 ans. Sur le plan éducatif, les approches collaboratives entre parents et établissements se développent. Objectif : favoriser progressivement l’autonomie des jeunes.
La jeunesse ne cesse plus brutalement à 18 ans. Nos sociétés doivent repenser l’accompagnement de ce passage vers l’âge adulte, essentiel pour la construction personnelle du jeune. Un nécessaire défi collectif.
Conclusion
L’âge auquel on devient adulte est donc de plus en plus flou, entre allongement des études, protection parentale, quête d’épanouissement personnel et entrée retardée dans la vie active. Plutôt qu’un cap fixe, il s’agit désormais d’une période de transition progressive vers l’autonomie. Nos sociétés doivent relever le défi d’accompagner au mieux les jeunes dans ce passage vers l’âge adulte, essentiel à leur construction identitaire.