Une arme invisible qui redéfinit le champ de bataille
Au cœur du conflit en Ukraine, au-delà des canons, des chars et des bombes, se trouve une arme plus discrète mais d’une importance cruciale : l’intelligence artificielle. Selon un rapport récent, jamais auparavant l’IA n’avait été utilisée avec autant d’intensité sur le terrain ukrainien. Mais comment cette technologie se déploie-t-elle concrètement ? Offre-t-elle un avantage décisif à l’un des camps ? Tentons d’apporter des éléments de réponse à ces questions complexes.
Le Centre européen de politique (CEP) a consacré une étude approfondie à cet aspect souvent méconnu du conflit. Cependant, en raison du secret militaire entourant les stratégies des forces ukrainiennes et russes, il est difficile d’obtenir des informations complètes sur le déploiement de l’IA militaire. Victor Warhem, économiste et représentant en France du CEP, souligne cette difficulté, tout en mettant en évidence certaines technologies visibles sur le terrain qui témoignent de l’ampleur de leur utilisation, principalement du côté de l’armée ukrainienne, plus encline à partager des informations que ses homologues russes.
Escadrilles de drones synchronisés : la puissance de l’IA au service de la reconnaissance
L’une des illustrations les plus frappantes de l’utilisation massive de l’IA en Ukraine concerne les escadrilles de drones synchronisés. Selon le think tank britannique Royal United Services Institute, environ 10 000 drones sont mobilisés chaque mois (soit 300 par jour). Ces escadrilles semi-autonomes bénéficient de l’apport précieux de l’IA pour atteindre un objectif militaire déterminant : la reconnaissance géographique et l’identification des cibles ennemies.
Concrètement, l’IA analyse les données open source, y compris les images géopolitiques sensibles diffusées sur les médias sociaux. Grâce à des systèmes d’IA développés par des experts ukrainiens, il devient possible de repérer en temps réel les chars ennemis camouflés à l’aide des images capturées par les drones, et de les neutraliser efficacement. Cette utilisation de l’IA ouvre des perspectives prometteuses dans le domaine de la guerre moderne.
Dans la même lignée, le CEP mentionne également l’utilisation de bateaux-drones équipés d’explosifs, utilisant l’IA pour reconnaître les cibles ennemies. Ce type de matériel permet de mieux résister aux missiles russes lancés depuis les navires de guerre en mer Moire.
L’implication des sociétés tech privées et le défi de l’IA
L’étude du CEP met également en lumière l’implication de plusieurs sociétés technologiques privées sur le terrain ukrainien. Parmi elles, Primer, spécialiste ukrainien de l’IA vocale, a adapté ses services pour la transcription et la traduction des communications russes interceptées. Cela permet de traiter rapidement ces informations et d’extraire des renseignements cruciaux sur les forces armées ennemies. Une autre société américaine, Palantir, spécialisée dans la science des données, propose également ses services, notamment ses outils d’intelligence artificielle capables de trier d’immenses quantités de données. Ces outils aident les commandements à reconnaître en temps réel les mouvements des troupes russes et les cibles potentielles à viser. De plus, la technologie de fusion de capteurs est largement utilisée pour cartographier en temps réel les déplacements des troupes sur le terrain. Bien qu’Elon Musk ait affirmé que son réseau de satellites Starlink n’était pas utilisé à des fins militaires en Ukraine, le rapport du CEP soulève néanmoins des interrogations.
Du côté ukrainien, le ministre de la Transformation numérique, Mykhailo Fedorov, affiche la volonté de soutenir ce type de technologie et a récemment annoncé un nouveau plan visant à développer des start-ups militaires. Selon le CEP, le nombre de ces entreprises a été multiplié par dix depuis le début du conflit. La guerre en Ukraine a ainsi offert un terrain fertile pour l’émergence de l’IA militaire, permettant à ces entreprises d’exploiter leur potentiel de manière inédite.
L’IA militaire : un avantage stratégique réel ?
Alors que la contre-offensive ukrainienne se poursuit depuis plusieurs semaines, il est légitime de se demander si l’IA militaire représente véritablement un avantage stratégique, voire si elle donne à l’un des camps un ascendant décisif. À cette question complexe, Victor Warhem répond avec nuance. Selon lui, les technologies de l’IA, y compris les cyber-armes, jouent un rôle important pour prendre l’avantage, mais elles ne peuvent pas à elles seules décider de l’issue du conflit. Il rappelle que la bravoure des soldats et les armes conventionnelles restent des éléments essentiels sur le champ de bataille.
Quant à savoir quel camp est le mieux équipé en matière d’IA, la situation est moins claire. Au début du conflit, les Ukrainiens disposaient de plus d’outils d’IA et semblaient plus efficaces dans leur utilisation. Cependant, les Russes se sont également équipés au fil du temps, mais l’information à leur sujet est moins accessible, ce qui rend l’évaluation plus complexe. La situation évolue constamment, et il est essentiel de garder une certaine distance vis-à-vis des informations disponibles.
Le rapport du CEP souligne également un aspect intéressant : depuis le début de la guerre, plus de 100 000 spécialistes de l’informatique, soit 10 % de ceux qui travaillaient précédemment dans le secteur technologique, ont quitté la Russie. En revanche, l’Ukraine dispose du talent informatique et de la flexibilité nécessaires pour transférer rapidement de nouveaux concepts techniques “de la planche à dessin au champ de bataille”.