Les Prémices d’une Présence Russe
Il y a des moments qui marquent l’histoire. Le 13 décembre 2017, au Conseil de sécurité des Nations unies, est l’un de ces moments. Ce jour-là, la Russie a demandé une dérogation pour fournir des armes à la Centrafrique, qui était sous embargo depuis 2013. Aucune objection n’a été soulevée. Quelques semaines plus tard, les premières armes et instructeurs russes ont atterri à Bangui, la capitale centrafricaine. Ils ont été suivis par des formateurs moins officiels… “Des hommes blancs en uniformes militaires disparates, sans insignes, portant des bottes de toile, sont apparus”, se souvient l’ancien Premier ministre Martin Ziguélé (2001-2003), une figure de l’opposition. Cinq ans plus tard, les mercenaires de Wagner ont construit un empire économique et ont le président sous leur contrôle.
La Mainmise sur les Ressources Stratégiques
Faustin Archange-Touadéra, à la tête d’un État de 5,5 millions d’habitants enclavé au cœur de l’Afrique centrale et menacé par une rébellion, a fait de cette armée de l’ombre proche de Vladimir Poutine sa garde prétorienne. Une assurance-vie à prix d’or. “En échange de cette protection, Wagner a pris le contrôle des secteurs stratégiques du pays”, souligne un enquêteur du collectif All Eyes On Wagner (AEOW), qui surveille les activités de la société. Or, diamants, bière, sucre, bois, la Centrafrique ressemble de plus en plus à une province russe…
La Construction d’un Empire Économique
Dès janvier 2018, les hommes de “l’orchestre” (le surnom que se donne Wagner) s’installent à Berengo, l’ancienne résidence de l’empereur Bokassa 1er, transformée en camp militaire. Plusieurs sociétés minières voient le jour. Toutes mènent à un seul homme : Evgueni Prigojine, un homme d’affaires connu pour ses basses œuvres en Syrie, en Libye et au Soudan, où il joue les poissons-pilotes pour le Kremlin. Son objectif : le pétrole en Syrie et en Libye, l’or et les diamants au Soudan. Et la Centrafrique. Deux sociétés minières, Lobaye Invest et Midas Ressources, obtiennent l’autorisation des autorités, dans des conditions douteuses. En 2019, le permis de la mine de Ndassima (Centre), l’un des plus grands gisements d’or du pays, est retiré au consortium canadien Axmin et réattribué à Midas Ressources.
Une Exploitation Sans Merci
Très rapidement, l’octopus Wagner étend ses tentacules, en utilisant les mêmes recettes dans l’industrie du bois. Le collectif All Eyes On Wagner détaille son modus operandi dans sa dernière enquête, avec des photos et des dates à l’appui. Mars 2019 : la société Bois rouge est créée. L’année suivante, un décret annule le permis d’exploitation d’Industrie forestière de Batalimo, la plus ancienne société forestière de Centrafrique, à capitaux français. Dans les six mois, le terrain est attribué à Bois rouge. L’exploitation commence en juillet 2021. Mais dès juillet 2022, AEOW met en évidence les liens de l’entreprise avec Wagner.
Le Changement de Visage de l’Entreprise
Au cœur de la tempête, la société se transforme pour devenir, en décembre, Wood International Group (WIG)… et continue ses affaires. “Bois rouge/WIG perd de l’argent en 2021 et 2022, mais devient rentable dès 2023 avec 367 550 euros, précise AEOW. À la fin de la concession (trente ans), elle pourrait accumuler 36,121 millions d’euros.” Stocké au camp de Kassaï à Bangui, l’une des plus grandes bases militaires du pays, le bois est exporté par la mer via le port camerounais de Douala vers des clients chinois mais aussi européens, révèle cette enquête.
Les Conséquences Désastreuses de l’Exploitation
Que restera-t-il des forêts centrafricaines cédées à Bois rouge sans la moindre exigence sociale ni environnementale ? “Nous ne sommes pas une force armée classique, mais un véritable groupe criminel organisé et paramilitaire. Mes gars entrent dans des pays africains et n’y laissent rien de vivant”, se vantait l’été dernier Evgueni Prigojine, devant des prisonniers russes qu’ils tentaient de recruter pour combattre en Ukraine. Les faits lui donnent tristement raison en Centrafrique, où ses hommes sont soupçonnés de crimes de guerre sur les populations locales.
Les Méthodes Mafieuses de Wagner
Quant aux méthodes de Wagner pour préserver ses intérêts économiques, elles relèvent là encore d’une véritable mafia. “Une série d’actes non attribués ont ciblé des entreprises françaises en Centrafrique, rappelle Charles Bouëssel, ancien journaliste dans le pays, aujourd’hui consultant à l’International Crisis Group : l’incendie du siège d’Orange en 2021, le jet de cocktail molotov sur un entrepôt de Castel [NDLR : le géant français de la bière] et une campagne de communication contre ce même groupe au moment où Wagner lançait sa propre marque de bière.” Plus grave, les mercenaires russes sont soupçonnés d’avoir assassiné neuf employés chinois d’un site minier en mars dernier.
L’Expansion de l’Empire Wagner
Prêt à tout pour étendre son empire, Wagner a récemment pris pied au Mali en pactisant avec la junte au pouvoir contre des concessions d’or, et il lorgne désormais les voisins sahéliens. Le 7 décembre 2022, le Premier ministre du Burkina Faso s’est rendu à Moscou pour une “visite privée” effectuée à bord d’un avion de l’armée de l’air malienne. “Un déplacement organisé par Wagner pour Wagner, fulmine un diplomate occidental. Le chef du gouvernement y a rencontré des hauts responsables du groupe, qui a probablement proposé ses services.” Selon cette même source, ce déplacement a été suivi d’une visite d’une “équipe de Wagner”, composée d’une dizaine “d’organisateurs, de logisticiens et de géologues” dans la capitale burkinabè, à la fin de l’année 2022.
La Propagande de Prigojine
Pendant ce temps, la machine propagandiste de Prigojine tournait à plein régime. Depuis février 2022, les pages d’actualité et les groupes relayant des messages contre la France et pour la Russie se sont multipliés sur Facebook. Une nébuleuse de médias factices et de faux comptes a vu le jour. Au cœur de cette galaxie de la désinformation, le Groupe panafricain pour le commerce et l’investissement (GPCI), une agence spécialisée dans le commerce d’influence et de désinformation basée à Lomé et dirigée par Harouna Douamba, un lobbyiste proche de la galaxie Wagner. Cet Ivoirien s’est fait connaître en Centrafrique, où il a lancé plusieurs campagnes prorusses et antifrançaises. Si la présence de Wagner n’est pas encore authentifiée au Burkina Faso, les petits télégraphistes de Moscou préparent visiblement le terrain… À Ouagadougou, un bar vient d’être rebaptisé “Wagner VIP”.