Introduction
La lutte contre les inégalités économiques et la recherche de nouvelles sources de financement pour les dépenses publiques occupent une place prépondérante dans les discussions internationales. Récemment, une nouvelle proposition audacieuse a émergé au sein du groupe des vingt plus grandes économies mondiales (G-20) : instaurer une taxe minimale mondiale sur la fortune des milliardaires. Cette initiative vise à imposer une taxe de 2 % sur la fortune privée des plus riches, et s’inscrit dans la continuité des efforts pour une taxation plus équitable et efficace des grandes fortunes et multinationales.
La Proposition de Taxe sur la Fortune
Contexte et Justification
Les inégalités de richesse dans le monde sont frappantes. Selon le rapport “World Inequality Report 2022”, les 10 % les plus riches de la population mondiale possèdent environ 76 % de la richesse privée totale. Cette concentration extrême de la richesse a conduit des économistes de renommée, comme Gabriel Zucman, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, à plaider pour une contribution fiscale accrue des plus riches. La proposition de Zucman, présentée lors d’une réunion des ministres des Finances du G-20, vise à instaurer une taxe sur la fortune de 2 % pour les milliardaires, afin de financer les dépenses publiques et réduire les inégalités.
Un Modèle Inspiré par les Précédents Internationaux
L’idée d’une taxe minimale mondiale n’est pas nouvelle. En 2021, environ 140 pays ont soutenu l’introduction d’une taxe minimale de 15 % sur les bénéfices des multinationales, un projet qui a été largement adopté par les pays de l’Union Européenne et la Suisse début 2024. Cette mesure vise à empêcher les grandes entreprises de déplacer leurs bénéfices vers des juridictions à faible imposition. De manière similaire, la taxe sur la fortune des milliardaires pourrait limiter les stratégies d’évasion fiscale des ultra-riches.
Les Chiffres en Jeu
En 2021, on dénombrait environ 2750 milliardaires dans le monde, détenant ensemble une fortune de 13 000 milliards de dollars. Une taxe de 2 % sur ces fortunes pourrait générer environ 260 milliards de dollars par an, représentant près de 0,3 % du produit intérieur brut mondial. Pour la Suisse, cela se traduirait par des recettes supplémentaires de l’ordre de 2 milliards de francs suisses par an, un chiffre non négligeable en comparaison aux 9 milliards de francs provenant des impôts cantonaux sur la fortune en 2021.
Arguments en Faveur et Contre la Taxe sur la Fortune
Arguments en Faveur
- Équité Fiscale : La taxe sur la fortune permet de taxer la richesse accumulée, souvent beaucoup plus concentrée que les revenus. Elle complète ainsi les impôts sur le revenu en taxant ceux dont la capacité contributive est la plus élevée.
- Réduction des Inégalités : En taxant les plus grandes fortunes, cette mesure pourrait contribuer à réduire les inégalités économiques et sociales.
- Efficacité Fiscale : Pour les très riches, l’impôt sur le revenu peut être facilement contourné par des structures d’entreprise complexes. Une taxe sur la fortune serait plus difficile à éviter.
- Stabilité des Recettes : Dans les pays sans impôt sur les gains en capital, la taxe sur la fortune pourrait offrir une source de revenus stable et prévisible.
Arguments Contre
- Impact sur l’Épargne et l’Investissement : La taxe sur la fortune pourrait décourager l’épargne et l’investissement, pénalisant ainsi la croissance économique.
- Application Universelle : En tant qu’impôt sur le capital, elle s’applique même en cas de perte, ce qui pourrait nuire aux entreprises en difficulté.
- Abandon dans Plusieurs Pays : De nombreux pays ont abandonné la taxe sur la fortune en raison de ses rendements relativement faibles et de la complexité de son administration.
- Mobilité des Riches : Les plus riches sont souvent très mobiles internationalement. Une taxe significative pourrait les inciter à déménager vers des juridictions à fiscalité plus clémente.
La Situation en Suisse et Ailleurs
Un Cas Particulier : La Suisse
La Suisse est l’un des rares pays de l’OCDE à maintenir une taxe sur la fortune. En 2021, les impôts cantonaux sur la fortune ont rapporté environ 9 milliards de francs. Cependant, les taux suisses sont nettement inférieurs à ceux proposés par la taxe mondiale sur la fortune des milliardaires. Dans les cantons suisses, les taux varient généralement entre 0,2 % et 1 %, avec une moyenne d’environ 0,4 %.
Comparaison Internationale
En dehors de la Suisse, seuls la Norvège et l’Espagne maintiennent une taxe sur la fortune à large assiette. En 1990, douze pays de l’OCDE appliquaient une telle taxe. Aujourd’hui, la plupart des pays se concentrent sur des impôts spécifiques, comme les taxes sur l’immobilier ou les successions. En Norvège, par exemple, une augmentation du taux maximal de la taxe sur la fortune de 0,85 % à 1,1 % en 2022 a conduit à l’émigration de plusieurs multimillionnaires vers la Suisse.
Vers un Consensus International ?
Soutien et Opposition
La proposition de taxe sur la fortune a reçu des soutiens variés au sein du G-20, notamment de la part du Brésil, de la France, de l’Espagne et, partiellement, de l’Allemagne. Cependant, l’adhésion n’est pas unanime. Aux États-Unis, la secrétaire au Trésor Janet Yellen a exprimé son opposition en invoquant la progressivité de l’impôt sur le revenu comme suffisante. En Allemagne, le ministre des Finances du FDP, Christian Lindner, a également fait part de ses réserves.
Le Défi des Évasions Fiscales
Un des principaux défis de la mise en œuvre d’une taxe mondiale sur la fortune est la capacité des riches à déplacer leurs actifs vers des juridictions à faible imposition. Bien que la coopération internationale puisse réduire ces évasions, il est probable que les milliardaires trouveront des moyens de contourner ces nouvelles taxes. L’expérience de la taxe minimale mondiale sur les bénéfices des multinationales montre que même une coopération partielle peut avoir des effets significatifs, mais pour les individus, les manœuvres d’évitement pourraient être plus simples et rapides.
La Voix des Milliardaires
Fait intéressant, certains milliardaires se prononcent eux-mêmes en faveur d’une taxation accrue. Une enquête menée en décembre 2023 par l’institut londonien Survation a révélé que trois quarts des millionnaires et milliardaires interrogés dans les pays du G-20 soutenaient une taxe de 2 % sur la fortune. Bien que cette enquête ne soit pas nécessairement représentative, elle indique un certain soutien parmi les ultra-riches pour une contribution fiscale plus équitable.
Conclusion
La proposition d’une taxe mondiale de 2 % sur la fortune des milliardaires représente une étape significative vers une fiscalité plus équitable et une réduction des inégalités économiques mondiales. Bien que des défis importants demeurent, notamment la mobilité internationale des riches et la complexité de la mise en œuvre, cette initiative pourrait marquer un tournant dans la lutte contre les inégalités économiques. La discussion se poursuit au sein du G-20, et il reste à voir si un consensus pourra être atteint pour concrétiser cette ambitieuse réforme fiscale.