La Contestation en Serbie : Un Mouvement pour Mettre Fin à la Violence

Un pays meurtri par la violence

En Serbie, la violence a atteint des proportions inquiétantes. Suite aux récentes tueries de masse qui ont fait 18 victimes au début du mois de mai, le pays est plongé dans un mouvement de contestation sans précédent. Les manifestants accusent le président Vucic et les médias de normaliser une culture de la violence au sein de la société.

Malgré les fortes pluies qui s’abattent sur Belgrade un samedi soir, une foule dense se rassemble devant le Parlement et investit peu à peu le boulevard principal. Des jeunes et des moins jeunes, des familles et des amis, fleurs à la main. Plus de trois semaines après les tragiques tueries de masse qui ont profondément choqué la Serbie, l’émotion et le deuil se lisent toujours sur les visages, mais la colère monte. « Nous marchons pour nos enfants décédés », confie Adrijana, une sexagénaire au bord des larmes sous son parapluie. « Il est temps qu’il parte, nous en avons assez. » « Il » fait référence au président Aleksandar Vucic, au pouvoir depuis 2012, qui est au cœur d’un mouvement de contestation sans précédent depuis la chute du dictateur Slobodan Milosevic en octobre 2000.

Pour les dizaines de milliers de personnes qui manifestent chaque semaine sous le mouvement « La Serbie contre la violence », il ne fait aucun doute que le régime du président national-populiste est lié à la violence meurtrière. C’est l’ensemble du système politico-médiatique qui est mis en accusation. Les manifestants demandent une refonte complète en exigeant la démission de ministres et l’interdiction de certains programmes télévisés. « Depuis que ces gens sont au pouvoir, la violence a atteint des proportions inimaginables », déplore Tania, une enseignante de 33 ans, bras dessus bras dessous avec sa mère et sa sœur. « Cette violence est présente partout : dans les médias, dans la rue, dans les institutions judiciaires… » Après les tueries qui ont notamment touché les écoles, les 7 millions de Serbes ont pris conscience que leur pays occupe une triste place : il se classe troisième, à égalité avec le Monténégro, en termes de nombre d’armes à feu en circulation, avec 39 armes pour 100 habitants, selon l’ONG suisse Small Arms Survey.

Les médias et la glorification de la violence

Les armes à feu et les actes violents sont les ingrédients clés du succès des chaînes de télévision les plus regardées du pays. Des émissions de télé-réalité et des talk-shows où les insultes et les coups fusent, et où les invités sont souvent des criminels notoires ou des ultranationalistes des guerres yougoslaves, parfois condamnés par la justice internationale. Rien qu’au mois d’avril, Vojislav Seselj, l’ancien chef de milice impliqué dans des nettoyages ethniques en Bosnie et en Croat

ie en 1991 et 1992, est apparu trois fois sur une chaîne nationale. Cet ancien mentor de l’actuel président serbe est invité comme un vieil oncle dont on aime écouter les discours incendiaires et les appels à la guerre pour une « Grande Serbie ». De plus, le clergé orthodoxe, influent défenseur d’un patriarcat sans complexe, ne voit rien à redire.

« Ce sont des personnes qui alimentent constamment les peurs et prêchent l’intolérance envers tout ce qui est différent d’eux », explique Milica Saric, rédactrice en chef du Centre pour le journalisme d’investigation en Serbie. « Ces personnes veulent la guerre. Elles veulent que les gens descendent dans la rue et se battent au Kosovo. Les extraits de ces émissions circulent ensuite sur les réseaux sociaux, et les enfants consomment des contenus extrêmement violents. » Il y a trois semaines, un article du New York Times a mis en lumière les liens étroits entre le sommet de l’État serbe et le crime organisé de Belgrade, qui se livre à des assassinats sordides. Ces liens sont dénoncés depuis des années par les journalistes d’investigation locaux, mais ils n’ont pas suscité de réactions significatives de la part des partenaires internationaux de la Serbie. Les journalistes indépendants sont devenus les pires ennemis des tabloïds pro-régime, qui les qualifient régulièrement de « mercenaires étrangers ».

Deux Serbie qui s’opposent

Au milieu des drapeaux serbes et malgré l’orage qui gronde, une véritable adoration pour le président se manifeste. Les critiques soulevées par le mouvement de contestation quant à la banalisation de la violence sont balayées. « Le pouvoir n’est pas lié aux criminels », réfute Olivera, fièrement vêtue d’un t-shirt à l’effigie du leader du pays. « De toute façon, trouvez-moi un pays où il n’y a pas de criminalité ? Grâce au plan du gouvernement, les gens ont rendu leurs armes illégales [50 000 armes, selon les derniers chiffres du ministère serbe de l’Intérieur]. La seule personne capable de s’en occuper, c’est Aleksandar Vucic. Nous l’aimons et il nous aime ! » À proximité, Dragoslav apporte également son soutien sans faille à cet homme fort. « Après avoir soutenu Milosevic, je suis désormais derrière Vucic », déclare cet ancien ouvrier qui se dit toujours socialiste. « Les manifestants ne représentent qu’une minorité. Ils ne peuvent pas nous renverser, ce sont des absurdités. »

Au fil des années, le fossé entre ces deux Serbie n’a cessé de se creuser, en grande partie à cause d’un système médiatique verrouillé par le pouvoir. Selon l’ONG indépendante CRTA, les deux tiers des citoyens serbes s’informent à travers des médias pro-gouvernementaux, qui ne respectent que peu le code éthique de la profession et se nourrissent de théories du com

plot, y compris celles émanant du Kremlin, pour fidéliser leur audience. Les chaînes nationales offrent également une tribune privilégiée au président : en 2022, il est apparu 505 fois en direct, pour une moyenne de 45 minutes par intervention. Bien que certains dirigeants européens aient pu (et peut-être le souhaitent encore) croire à sa transformation en « pro-européen » et en modéré, ses discours sont sans équivoque. « Le président est l’un des plus fervents promoteurs du nationalisme serbe. Il le fait consciemment, au lieu de construire une société civile démocratique capable de faire face au passé et d’évaluer le rôle de la Serbie dans les guerres des années 90 », analyse Vukosava Crnjanski, fondatrice et directrice du CRTA.

L’ombre des années 90

Les années 90, avec leur lot de crimes commis au nom de la défense du peuple serbe, hantent la mémoire collective. Mort en prison à La Haye en 2006, Milosevic n’a jamais été condamné par la justice internationale, et l’assassinat du Premier ministre Zoran Djindjic en 2003 reste un traumatisme pour les démocrates serbes. Dans la Serbie d’Aleksandar Vucic, le siège de Dubrovnik en Croatie, le génocide de Srebrenica ou le nettoyage ethnique au Kosovo sont passés sous silence. Cette amnésie volontaire s’accompagne de discours anti-occidentaux qui se nourrissent de la perte douloureuse du Kosovo (ancienne province à majorité albanaise, dont l’indépendance a été déclarée en 2008 mais n’est toujours pas reconnue par Belgrade) et des bombardements de l’OTAN. « Je ne comprends pas pourquoi tout le monde est contre nous », déplore Milan, un jeune Serbe du Kosovo venu soutenir Aleksandar Vucic. « Nous n’avons attaqué ni occupé le territoire de personne. Eux, ils ont occupé le Kosovo et vous pouvez maintenant voir le désastre que c’est. » Le jour même de la manifestation organisée par le pouvoir, des incidents ont éclaté dans le nord du Kosovo. L’occasion pour le président de mettre son armée en état d’alerte, une fois de plus.

Vucic et la question du Kosovo

Les négociateurs européens et américains veulent croire qu’Aleksandar Vucic réglera la question du Kosovo, notamment en vue de l’adhésion à l’Union européenne. Cependant, en tant qu’ami de la Chine et allié de la Russie, Vucic maîtrise l’art de l’équilibre, même face aux conséquences de l’invasion russe en Ukraine. Sur la scène régionale, il joue à merveille le rôle de stabilisateur en ravivant les plaies encore ouvertes des conflits yougoslaves, tout en se présentant comme le défenseur d’un « monde serbe » teinté de l’influence de Poutine. « Pendant ce temps, la communauté internationale ferme les yeux sur ce qui se passe en Serbie »,

souligne Vukosava Crnjanski. « En réalité, en dix ans, les institutions se sont effondrées, les élections sont de plus en plus contrôlées et les médias sont presque entièrement contrôlés par le régime. En restant silencieuse, la communauté internationale contribue à la dérive autoritaire du pouvoir. »

C’est cette dérive que les dizaines de milliers de citoyens serbes pacifiques qui manifestent chaque semaine espèrent mettre un terme. Rassemblés devant le siège de la Radio-Télévision de Serbie, qu’ils accusent de désinformation, ces visages d’une « autre Serbie » croient que leur rejet de la violence marquera un tournant pour la société. « Personne n’a obligé ou payé ces gens pour qu’ils viennent manifester », s’exclame Srdjan Markovic, un jeune militant tenant un mégaphone. « Ces gens disent : ‘Assez de lavage de cerveau ! Assez de propagande, assez d’insultes !’ Ils en ont assez de la violence et du fait que les lois ne s’appliquent qu’à ceux qui ne sont pas d’accord avec le pouvoir. » Alors que le gouvernement appelle au dialogue, une nouvelle marche est prévue vendredi. Les organisateurs s’inquiètent des possibles provocations de ces militants rasés habitués des stades de la capitale, certains ayant été aperçus lors du défilé en soutien au président.

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