Une menace grandissante pour les plages britanniques
L’augmentation de la population et le manque d’investissement dans les systèmes d’évacuation ont créé une situation alarmante sur les plages du Royaume-Uni, où les eaux usées sont déversées. Cette problématique environnementale est devenue une préoccupation nationale.
Avant de se rendre à la plage, les Anglais ne vérifient pas seulement s’ils ont bien pris leur maillot, leur serviette, leur bonnet et des collations : ils consultent également la carte de la pollution de l’eau pour savoir si la baignade est recommandée. Une fois sur place, qu’ils se baignent en été ou en hiver, avec ou sans lunettes, ils gardent la bouche fermée pour éviter de tomber malades.
Sur la plage de galets de Whitstable, qui offre une pente douce à marée basse, les baigneurs ont cédé la place aux joggeurs pour le moment. La saison estivale débutera bientôt dans cette petite station balnéaire du Kent, très appréciée des Londoniens qui viennent en nombre y passer des week-ends ensoleillés. Cependant, malgré son charme désuet, avec ses rangées de cabanes de plage en bois peint, un problème persiste : un long conduit en béton longe la plage et se termine par une valve qui fuit en permanence.
Elane, 61 ans, s’est installée à Whitstable pendant le confinement. Comme des centaines de Britanniques qui ont été priés de rester près de chez eux, elle se met à nager… et se retrouve clouée au lit, victime de violentes nausées. « J’ai fait le lien en lisant un article sur l’amende record infligée à Southern Water, l’entreprise chargée de la collecte et du traitement des eaux usées dans la région. Je me suis rendu compte que j’avais nagé après des déversements d’eaux usées », explique-t-elle en promenant son chien le long de la mer. Ce problème est plus fréquent qu’il n’y paraît : la presse locale regorge d’histoires d’enfants malades après avoir barboté dans les « eaux brunes » de la côte Est, d’hospitalisations suite à des baignades dans la « boue noire et collante » des plages du Sud, ou encore le long des rives des Cornouailles, dans les rivières de l’Oxfordshire, au pays de Galles et même en Écosse.
Les racines du problème
Au Royaume-Uni, le système d’évacuation des eaux a été mis en place après la Grande Puanteur de 1858, un été particulièrement chaud où la Tamise, qui servait jusqu’alors de gigantesque égout, s’est partiellement asséchée. Le réseau londonien conçu par l’ingénieur Joseph Bazalgette, inauguré en 1865 et reproduit ailleurs dans le pays, est toujours utilisé aujourd’hui. Les canalisations ont vieilli et la structure présente désormais plusieurs problèmes, notamment parce qu’elle combine
eaux pluviales et eaux usées. Cependant, l’urbanisation et la bétonisation réduisent la surface d’absorption des eaux de pluie, tandis que l’augmentation de la population (bientôt 69 millions de personnes, contre 41,5 millions en 1901) met le système sous pression. En cas d’urgence, les entreprises de gestion de l’eau ont le droit de déverser le trop-plein dans les mers et les rivières, mais cela devrait être réservé à des situations exceptionnelles, comme des orages ou des inondations. Malheureusement, cette exception est devenue une pratique courante : en 2022, il y aurait eu environ 301 091 déversements, soit environ 23 par déversoir ou 824 par jour, qu’il pleuve ou non. Même les statistiques officielles sont incomplètes et ne précisent pas s’il s’agit d’un simple filet d’eau ou de volumes beaucoup plus importants.
Née à Whitstable et revenue s’y installer après des années passées dans la capitale, Catherine, une nageuse régulière, est de plus en plus prudente. « Quand nous étions enfants, nous savions déjà que la mer n’était pas très propre, mais ce n’était pas à la même échelle », observe-t-elle en descendant près de la valve, chaussée de bottes. Au fil des années, la qualité de l’eau s’est légèrement améliorée grâce à la désindustrialisation et à l’ouverture de stations d’épuration qui ont réduit, par exemple, la quantité de phosphore. Cependant, la privatisation totale du secteur sous Margaret Thatcher et l’agriculture intensive utilisant des pesticides à base de nitrate ont eu des effets dévastateurs. Parallèlement, le réseau n’a pas été suffisamment étendu pour absorber les flux provenant de nouvelles habitations.
La prise de conscience des habitants de Whitstable remonte à l’été 2021. Cette année-là, la station d’épuration de Margate, une ville voisine, est frappée par la foudre et six kilomètres de côtes sont fermés en raison de la pollution. Agacés, Elane, Catherine et les autres membres du club de natation se mobilisent et lancent la campagne « Sauvons nos mers à Whitstable » (SOS Whitstable). Leur dernière pétition, visant à renationaliser le secteur, dépasse les 250 000 signatures.
Une mobilisation nationale
Ils ne sont pas les seuls à s’indigner : le problème a touché une corde sensible dans le pays, où des centaines de groupes activistes se sont emparés de la question. Les membres de « Just Stop Oil » se sont illustrés en déversant une substance brunâtre sur les marches du siège social de Southern Water et de Thames Water. Les médias grand public, tels que The Times, The i et The Telegraph, ont également lancé des campagnes d’information. La pop star Feargal Sharkey, ancien chanteur des Undertones, prête son visage et sa notoriété à la cause en dénonçant inlassablement les abus. Quant aux politiciens, ils en ont fait leur nouveau champ de bataille : les
libéraux-démocrates, principaux concurrents des conservateurs en zone rurale, réclament une taxe sur les 2,2 milliards de livres de bénéfices annuels des entreprises de l’eau et la suppression des primes des dirigeants.
En tête de file de ce mouvement, le groupe Surfers Against Sewage, qui collecte des données et alimente une carte en ligne de l’état des plages. L’association a été créée il y a une trentaine d’années, à une époque où « ceux qui osaient se jeter à l’eau se retrouvaient à nager dans des eaux usées non traitées » et où des incidents impliquant « des serviettes hygiéniques sur la tête et des excréments humains pris en sandwich entre des corps et des planches » se seraient produits. Heureusement, ce n’est pas le cas à Whitstable : « Nous avons la chance d’avoir des filtres en amont, donc ce qui sort du conduit est plus ou moins liquide ! » souligne Catherine. Dans d’autres endroits, on trouve encore des cheveux, des tampons, des lingettes, des couches et des préservatifs qui débordent des égouts après chaque pluie. Les bactéries sont également présentes : une autre carte de Surfers Against Sewage recense 720 cas de baigneurs tombés malades, avec des symptômes tels que des gastro-entérites, des infections, des sinusites et des arrêts de travail de plus d’une semaine. Le ministère de la Santé et de la Protection sociale a admis que la situation n’était pas idéale, car « personne ne souhaite qu’un enfant ingère des excréments ».
Les rivières, les lacs et autres cours d’eau sont également touchés par les mêmes pollutions que les plages. Selon l’agence gouvernementale Environment Agency (EA), seules 14 % des rivières britanniques bénéficieraient d’un « bon » état écologique. Ce chiffre risque de baisser si aucune mesure n’est prise. Le Brexit a ajouté une nouvelle difficulté en permettant à l’EA de repousser la date limite à laquelle elle s’est engagée à nettoyer les eaux. Celle-ci pourrait être repoussée de trente-six ans, soit en 2063 au lieu de 2027 initialement, conformément à la directive-cadre sur l’eau de l’Union européenne. En 2021, les eaux britanniques figuraient déjà parmi les moins propres d’Europe, avec seulement 70,7 % des eaux de baignade de qualité « excellente », contre une moyenne de 85 % dans l’Union européenne, selon l’Agence européenne pour l’environnement. Cette situation est désolante pour Elane : « Nous venons nous baigner pour améliorer notre santé, pour faire quelque chose de bien pour nous-mêmes ! » ironise Catherine. Au final, elles n’ont plus confiance en grand-chose. « Ni dans le gouvernement ni dans les entreprises qui ne pensent qu’à l’argent et ne se soucient pas de l’environnement. » En effet, parmi les neuf principales entreprises de gestion de l’eau, cinq ont obtenu une note inférieure à la moyenne fixée par les régulate
urs.
Des mesures insuffisantes
Face aux protestations, le gouvernement a tenté d’apaiser les esprits. Entre 2015 et fin 2022, l’EA a infligé des amendes d’un montant total de 141 millions de livres (162 millions d’euros), qui sont actuellement dirigées vers le budget de l’État. L’exécutif a annoncé que ces sommes seraient à l’avenir réinvesties directement dans des projets d’amélioration de la qualité de l’eau. Il est également question d’annuler le plafonnement des amendes, qui est actuellement fixé à 250 millions de livres. Cependant, la ministre de l’Environnement a récemment admis qu’elle n’avait pas de solutions « instantanées » et s’est contentée d’interdire l’utilisation de plastique dans les lingettes.
Pour résoudre cette situation, le gouvernement affirme qu’il faudrait dépenser des sommes considérables, soit au moins 100 milliards de livres. Pourtant, il existe des solutions peu coûteuses pour soulager le réseau. Andrew Singer, chercheur au Centre pour l’écologie et l’hydrologie, s’intéresse notamment aux permis de construire. « Actuellement, nous ne nous demandons pas si un système d’évacuation des eaux est capable d’accueillir les résidents d’un nouveau lotissement. Si nous le faisions, cela permettrait déjà d’éviter que le problème ne s’aggrave. » La deuxième étape consiste à « créer un système d’assainissement urbain durable en détournant la quantité d’eau de pluie qui entre dans les égouts pour la rediriger vers des étangs ou des lacs ». En combinant ces solutions, il serait possible de réduire le niveau d’eau dans le réseau et de limiter le nombre de sites nécessitant des travaux importants.
Un impact sur l’économie locale
Pour Whitstable, une ville qui dépend de la mer, la crise actuelle est un coup dur. « Cela a un véritable impact. Notre économie repose sur les touristes. Si les gens pensent que nos eaux et nos fruits de mer sont dangereux, que pouvons-nous faire ? » s’interroge Clare Turnbull, conseillère municipale du Parti vert. Elle souhaite deux choses : « Obtenir plus d’informations et faire en sorte que Southern Water prenne des mesures pour empêcher les déversements d’eaux usées. Pour l’instant, nous n’avons que des promesses, mais pas de dates, et cela est assez inquiétant. » Sans attendre de plan national, les écologistes ont pris les choses en main en menant leur propre campagne de tests qui révèle régulièrement la présence de bactéries E. coli dangereuses. Malgré ces alertes, les habitants continuent de se baigner, « en essayant de ne pas trop y penser ».
La semaine dernière, les entreprises concernées ont finalement présenté leurs excuses par le biais de leur association professionnelle, Water UK. Elles se sont dites « désolées de l’émotion et de la colère suscitées par les déversements d’eaux usées non traitées sur les plages et dans
les rivières » et ont admis qu’elles auraient dû « agir plus tôt ». Elles ont promis de consacrer 10 milliards de livres à l’amélioration des infrastructures d’assainissement et de tripler les fonds alloués à la modernisation des égouts. Cependant, les activistes restent sceptiques et Surfers Against Sewage a souligné que ces investissements « devraient être financés par les bénéfices des entreprises de l’eau, et non par les contribuables ».
Même si des mesures sont prises pour résoudre cette crise de la pollution des eaux au Royaume-Uni, il est clair que des efforts supplémentaires sont nécessaires pour protéger les plages, les rivières et les lacs du pays. La population, les activistes et les politiciens continueront à faire pression sur les entreprises de gestion de l’eau et le gouvernement afin d’assurer un environnement sain et sûr pour tous. L’avenir des eaux britanniques dépend de l’engagement et des actions concrètes de toutes les parties impliquées.